La laïcité peut-elle être à sens unique ?

mjoa Sunday May 2, 2010 243
Lettre au journal LE MONDE DIPLOMATIQUE (Paris)

Tripoli- Marine (Liban), le 15 Février 2010
Mesdames et Messieurs les membres du comité de rédaction du journal LE MONDE DIPLOMATIQUE

Lecteur assidu du Monde Diplomatique, j’achète régulièrement, depuis des dizaines d’années, chaque numéro du journal. Ecrivain arabophone et francophone, ayant une certaine audience au Liban et dans les pays du Moyen-Orient, mes livres renvoient souvent à des articles du Monde Diplomatique. C’est vous dire à quel point je me sens solidaire de la lutte courageuse que vous menez, dans des conditions financières ingrates, pour un monde plus juste et plus humain, et, plus particulièrement, de votre soutien constant à la cause palestinienne que les grandes puissances laissent croupir en un bourbier sanglant et explosif, au grand dam de la paix dans le monde et de l’entente entre les peuples.
Cependant, il m’est arrivé d’écrire au journal à deux reprises (la dernière, en date du 24-7-2003) pour réagir à des opinions, énoncées dans ses pages, qui me semblaient inacceptables pour un croyant. A chaque fois j’ai reçu une réponse- ce qui n’est pas peu- mais je n’ai pas pu obtenir  que mon point de vue soit publié, comme je le souhaitais, dans le courrier des lecteurs. J’ai cru comprendre que la raison en était que le journal, fidèle à sa ligne de laïcité,  ne pouvait se permettre de publier un point de vue religieux. C’est du moins ce que m’a fait savoir, la première fois, l’auteur des propos que je critiquais, et qui, à la demande du journal, est entré directement en contact avec moi. J’avoue que cette information m’a laissé perplexe : car « laïcité » signifie, à mon sens, neutralité. Or qu’est ce qu’une neutralité, qui jouerait à sens unique ? (La seconde fois,  la réponse m’est venue du journal, qui m’a assuré que le contenu de la lettre avait été transmis à l’auteur de l’article litigieux. Mais celui-ci ne m’a jamais répondu.)
Actuellement je me sens encore contraint de récidiver, même si je risque de déranger. J’ai lu en effet,  dans le numéro de février 2010, à la page 20, un article, brillamment rédigé certes, intitulé « Les Lumières au secours du XXIe siècle » et signé Evelyne PIEILLER. Alarmée par ce qu’elle qualifie de « retour offensif du religieux » (expression qui peut étonner, s’agissant de l’Europe, si l’on se réfère aux données objectives fournies par un ouvrage récent et fort sérieux dont la parution a été signalée par le Monde Diplomatique dans sa livraison de mars 2009. Cf Henri Tincq: Les Catholiques, Hachette Littératures, 2009, pp 428-434), l’auteure de l’article profite de la parution en poche d’œuvres de Voltaire, Diderot et Hume, pour aller en guerre, avec une allégresse qu’elle ne dissimule pas, contre le religieux et toutes les « vapeurs spiritualistes » qu’elle croit trouver dans son sillage, afin de rompre, dit-elle, avec l’injonction, devenue trop courante, d’une paresseuse complaisance à l’égard de « toutes les opinions et croyances fréquentables ».
Si je vous écris à ce sujet, ce n’est plus cette fois, pour vous prier d’insérer une réponse à la rubrique du Courrier des lecteurs,  c’est simplement pour  faire part au comité de rédaction, en ma qualité de fidèle lecteur du journal, des réflexions que m’a suggérées l’article en question.
Il va de soi que je respecte les opinions de Mme PIEILLER, même si elles me paraissent hâtives et partiales. Libre à elle, simplifiant à outrance la complexité de la démarche religieuse, de caricaturer avec ironie les positions du croyant. Libre à elle d’identifier péremptoirement la « foi » et la « croyance », entendant cette dernière dans son sens le plus péjoratif. Libre à elle, convaincue d’avoir le monopole de la rationalité, de regarder  de haut ceux qui pensent autrement (fussent-ils un Pascal ou un Teilhard de Chardin), tout en laissant, avec condescendance, le choix « à chacun de croire », sans raison, « à ce qui le console ». Libre à elle d’évoquer, à charge contre le religieux, l’injustifiable tragédie de l’exécution du chevalier de La Barre, en omettant de mentionner, en contrepartie, que bien plus récemment,  d’innombrables crimes du même ordre, quoique en sens inverse, ont été perpétrés au nom d’un athéisme d’Etat, rationaliste et scientiste, qui se réclamait, lui aussi, des Lumières. Libre à elle d’oublier que, croyants ou non-croyants, nous avons les uns et les autres, bien des choses à nous faire pardonner, ayant longtemps rivalisé, hélas, d’intolérance, d’étroitesse et de présomption, et que nous avons besoin de beaucoup apprendre les uns des autres, dans une attitude d’authentique respect réciproque, qui comporte la difficile ascèse de chercher à comprendre l’autre comme il se comprend lui-même au lieu de projeter sur lui nos propres schémas préétablis. Car, entre « l’endormissement critique » que craint avec raison Mme PIEILLER et « l’insolence » agressive qu’elle semble appeler de ses vœux, il y a place pour l’ouverture critique, qui, seule, peut instaurer ce dialogue de vérité entre humains de bonne volonté, dont notre monde déchiré et apocalyptique a un urgent besoin.
Cela dit, je me permets de poser devant vous la question qui me hante depuis  des années et dont voici la teneur. Si vous publiez un article (signé, qui plus est, d’un membre du comité de rédaction) qui appelle ouvertement à l’athéisme ou à l’agnosticisme (comme vous avez publié en 2003 l’article de Mr Lewis H.Lapham qui condamnait en bloc la religion) sans permettre, en contrepartie, à certains de vos lecteurs (dont je suis) de réagir éventuellement, sur les pages mêmes de votre journal, en émettant un point de vue opposé, cela ne laisse-t-il pas entendre que vous prenez parti, unilatéralement, dans le débat sur la valeur même de la religion, sans plus tenir compte de la neutralité qu’exige, à mon sens, la laïcité que vous revendiquez  pour votre publication ?

J’ai tenu, cette fois, à vous faire part de ce questionnement. En toute amitié.

Costi Bendaly

Un extrait, bref mais significatif, de cette lettre a paru dans le numéro de mars 2010 du journal, à la rubrique « Courrier des lecteurs » (page 2), sous le titre : Religion et laïcité.

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